Et je coupe le son
On nous l’a dit et répété depuis un mois : écoutez ce silence dans les villes. Et très vite on a réalisé que, non, ce n’était pas le silence, mais l’arrivée à notre oreille de sons que nous n’avions plus l’habitude d’entendre ou d’écouter. Des sons qui étaient noyés dans le bruit de la circulation, des avions, des chantiers, de la rumeur des villes et parfois des campagnes. Nous avons brutalement, du jour au lendemain, changé de paysage sonore.
Raymond Murray Schafer est l’inventeur de ce concept : le soundscape. C’est le titre d’un important chapitre de son livre pionnier, The Tuning of the World , écrit en anglais en 1977 et publié en français pour la première fois en 1979 sous le titre Le Paysage sonore. Il y expose les principes d’une écologie sonore, incluant les manifestations humaines et non-humaines. Ce court interview donne un bon aperçu de sa réflexion (sous-titres disponibles). Il a été réalisé dans le cadre de la Semaine du Son, qui cette année propose un concours aux étudiants en architecture (date limite 30/09/2020) : Fragilité sonore et résistance phonique des espaces publics, 2020-2068.
Les recherches de Murray Schafer sont sans doute à l’origine du métier de designer sonore. Le design sonore est une discipline que l’on peut apprendre notamment en master à l’Ircam. Voici leur présentation / définition du métier : « Comment, à travers la dimension sonore, améliorer la performance, le confort d’utilisation, l’accessibilité d’un objet industriel ou d’une interface homme-machine ? Comment faciliter grâce au son l’usage d’un espace architectural ou urbain complexe ? Comment penser un son en prenant en compte sa qualité, sa fonction et sa perception, dans des contextes saturés d’information et de medium de communication ? Comment réfléchir à la place du son et à sa dimension artistique dans des situations aussi différentes que la scène, l’espace public, la publicité, l’installation d’art plastique ou l’événementiel ? Comment mieux composer l’environnement sonore à l’heure de la dématérialisation du quotidien ? »
Mais bien d’autres métiers tournent autour du son et de l’ambiance qu’il crée.
Audio-naturaliste comme Marc Namblard qui explique : « écouter et
recueillir les sons de la nature, et les intervalles de silence qui les séparent, ou plutôt qui les relient… chants d’oiseaux bien sûr, mais aussi cliquetis et vrombissements d’insectes, polyphonies d’amphibiens, crépitements de plantes mûres, murmures aquatiques, grondements d’orages et de glaces… Une matière sonore aux formes, textures et couleurs infinies, destinée à nourrir de multiples projets, tous domaines confondus : artistiques, pédagogiques, scientifiques… ». Le documentaire L’Esprit des lieux, dispo à la bibliothèque présente son travail. Vous en trouverez un aperçu sur son site.
Autre audio-naturaliste Fernand Deroussen à découvrir dans cette création radiophonique de Phaune Radio.
Sur cette série de podcast d’Arte Radio, on peut se réjouir du travail des bruiteurs : comment craque un os humain qu’on broie, quel est le vrai cri d’Alien ou celui de Godzilla, comment rendre réelle la ville de Blade Runner, comment font-ils et avec quoi pour nous faire croire à l’image avec le son, créer une ambiance sonore crédible.
Mylène Pardoen, musicologue-archéologue, pratique l’archéologie du paysage sonore. « Elle piste les traces sonores sur tous types de documents, puis les analyse afin de comprendre les articulations, les rythmes et les porosités qui existent. Dans une toute dernière étape, l’archéologue propose des restitutions (des modèles virtuels) en s’appuyant sur des enregistrements de sons réels – des sons du passé encore présents de nos jours ». Elle travaille à la reconstitution sonore du Paris du XVIII° siècle et à celle de l’acoustique de la cathédrale Notre Dame.
Récemment l’architecte Eric Cassard proposait de penser le projet en m3 plutôt qu’en m² pour en augmenter l’habitabilité, mais la dimension sonore de l’espace est aussi une piste pour améliorer nos logements ou notre cadre de vie. La résonance d’un faux plafond, le bruit d’une VMC, le pas du voisin, le revêtement d’un sol sont autant de micro événements qui participent de notre perception de l’espace physique et influent sur notre sensation de confort, d’intimité, parfois à notre insu.
C’est, pour l’espace public, l’axe historique de recherche du laboratoire Cresson, à l’Ensa Grenoble, fondé par Jean-François Augoyard en 1979 : collecter et étudier les ambiances sonores de l’environnement habité afin d’en tirer des pistes de réflexions pour l’aménagement urbain. Vous remarquerez au passage l’abandon de l’expression « paysage sonore » au profit de l' »ambiance » ou de « l’environnement » sonore. Un glissement sémantique qui a son importance et qui est analysé dans cet article.
Parmi les productions du Cresson, une bibliothèque de relevés sonores ou la création du logiciel Esquissons, à télécharger ici, qui permet d’affecter à un projet des caractéristiques acoustiques (en lien avec Grass Hopper).
Quelques mémoires de l’ensa Nantes traitent des ambiances sonores, de façon parfois surprenante comme L’écho des mégalithes de Mélanie Charpentier. ou ceux-ci dans lesquels on parle silence, navigation et parcours sonores
Pour conclure, hommage à la radio, objet vénérable, qui dans les années 1950 plongeait chaque soir les auditeurs dans un délicieux effroi avec la série Les Maîtres du Mystère. Ou la célébrissime adaptation pour les ondes du roman de science-fiction la Guerre des Mondes de H. G. Wells, par le jeune Orson Welles, émission si réaliste qu’elle fit, dit-on, paniquer l’Amérique de 1938 . Aujourd’hui la fiction radio est bien vivante sur France Culture et dans la sphère des Sagas Mp3, comme L’appartement, huis-clos horrifique, ou 404, fiction post-apocalyptique aussi, de Phil_Goud et ses comparses
Et si l’on parle radio, impossible de passer à côté du travail du maître de l’enregistrement sonore : Yann Paranthoën, « En tant qu’ingénieur du son, son nom est associé à de nombreuses émissions de France Culture et de France Inter. En tant qu’auteur, il a produit des oeuvres incontournables où s’affirme sa conception de la restitution du réel comme sculpture sonore et composition à part entière » . En 1980, il était revenu sur un travail entrepris par Murray Shafer en 1975 dans plusieurs villages d’Europe, dont Lesconil en Bretagne. Il s’agissait d’enregistrer le « soundscape » de mondes ruraux menacés « d’extinction sonore ». A écouter ici. Pour mieux connaître son travail, cette rediffusion d’une émission de France Culture en 1987. On y entend cette phrase : « je manipule les sons comme autant de couleurs, c’est au-delà du sens ».
Et là, je remets le son.